Testata


De la revue Science et Foi - an 1996

L'ENJEU DU REDUCTIONNISME SCIENTIFIQUE

Père André Boulet, s.m.

Pour ce qui est de la cosmologie, science de l'origine et de l'évolution de l'univers, le scientifique cherchera à répondre à la question "comment" les choses se sont-elles passées et se passent-elles encore maintenant? Il décrira un enchaînement de causes "secondes" (l'action des champs gravitationnels, électriques, magnétiques, les forces d'interaction entre particules) à partir d'un certain état de la matière, et l'exprimera au moyen d'équations mathématiques. Mais il ne peut accéder à une cause première, et ne peut rien dire de la cause finale de l'univers. Pour un bon nombre de scientifiques, ces causes non seulement sont en dehors de leur discipline, ce qu'on leur accorde tout à fait, mais n'ont pas à être envisagées en aucune manière, ce qui demande réflexion. Cet à-priori peut en effet ne pas être dénué de consé-quences dans le domaine scientifique lui-même, par exemple lorsqu'il amène le scientifique à exclure une hypothèse qui comporte implicitement la reconnaissance de telles causes.

Il ne s'agit pas ici d'une discussion purement spéculative, sans conséquences pour la vie des hommes. L'enjeu de cette réflexion est en effet l'un des plus graves qui soit. Il s'agit tout simplement de savoir si l'homme contemporain, plongé dans un monde où le discours scientifique est omniprésent, va pouvoir garder le sens de l'émerveillement, de l'admiration, de l'adoration, de l'action de grâces, et de sa dépendance vis à vis de son Créateur, ou s'il va borner son regard à la seule description scientifique de l'univers, qui, pour admirable qu'elle soit, n'en est pas moins incapable de répondre aux questions essentielles qui l'intéressent. Et, quand il croit encore en un Dieu créateur, l'homme va-t-il réduire l'œuvre créatrice de Dieu à un simple déclenchement de causes physiques se déroulant ensuite automatiquement, et ne s'intéresser qu'à l'analyse de ce mécanisme? Une comparaison permettra de mieux comprendre le danger redoutable de cette vision réductrice d'un Dieu lançant l'univers dans l'e-xistence au moyen d'une "chiquenaude initiale", ou encore d'un "Dieu horloger" se contentant de régler le mécanisme de sa création. Il en serait comme d'un mélomane qui se proposerait d'étudier une symphonie de Mozart et qui, pour connaître cette symphonie, se contenterait d'une analyse et d'une description, au moyen d'un oscillographe, du spectre acoustique de tous les sons de cette symphonie, instrument par instrument et morceau par morceau, et se désintéresserait totalement de l'inspiration qui a guidé Mozart dans la composition de son œuvre, des sentiments qu'il a voulu traduire, des impressions de joie, de paix, de tristesse, ou d'amour qu'elle exprime et qui sont fondamentalement sa raison d'être. Peut-on raisonnablement soutenir que cette connaissance, pour légitime qu'elle soit, rend totalement compte de la symphonie ?

En vérité, c'est le sens même de l'adoration de Celui qui a tout créé "avec sagesse et par amour", et qui maintient tout dans l'existence, c'est la capacité d'émerveillement devant son œuvre, de louange et d'action de grâce, le désir d'entrer en communion avec le Créateur, qui se trouvent tout simplement privés d'objet dans la réduction de l'univers à un vaste complexe physico-mathématique autosuffisant. On sait à quelles souffrances, à quelles désespérances, à quel étouffement de l'âme on été conduits des hommes par millions dans les pays où l'idéologie au pouvoir était résolument matérialiste et pratiquait un athéisme militant. Si la doctrine catholique sur la création n'est plus enseignée, si la réponse à la question "comment marche le monde?" occupe tout le champ de la connaissance, il ne sera pas nécessaire d'enseigner l'athéisme pour conduire l'homme en exil, hors du paradis où son Créateur voudrait l'introduire en son intimité.

La tentation première de l'homme fut de préférer un bonheur naturel dont il serait lui-même l'artisan, sans dépendre de Dieu, au bonheur d'être avec Dieu. Cette tentation n'a jamais cessé, sous mille formes. Elle guette ceux qui se laissent trop fasciner par les lumières dont la science les éblouit, par tout ce qui brille sans vraiment illuminer. Rappelons-nous ce qu'écrivait, un ou deux siècles avant Jésus-Christ, l'auteur du livre de la Sagesse: "Qui, vains par nature tous les hommes en qui se trouvait l'ignorance de Dieu, qui, en partant des biens visibles, n 'ont pas été capables de connaître Celui-qui-est, et qui, en considérant les œuvres, n 'ont pas reconnu l'Artisan. Mais c'est le feu, ou le vent, ou l'air rapide, ou la voûte étoilée, ou l'eau impétueuse, ou les liminaires du ciel, qu'ils ont considérés comme des dieux, gouverneurs du monde! Que si, charmés de leur beauté, ils les ont pris pour des dieux, qu'ils sachent combien leur Maitre est supérieur, car c'est la source même de la beauté qui les a créés. Et si c'est leur puissance et leur activité qui les ont frappés, qu'ils en déduisent combien plus puissant est Celui qui les a formés, car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur. Ceux-ci toutefois ne méritent qu'un blâme léger; peut-être en effet ne s'égarent-ils qu'en cherchant Dieu et en voulant le trouver: versés dans ses œuvres, ils les explorent et se laissent prendre aux apparences, tant ce qu'on voit est beauté! Et pourtant eux non plus ne sont point pardonnables: s'ils ont été capables d'acquérir assez de science pour pouvoir scruter le monde, comment n'en ont-ils pas plus tôt découvert le Maître!" (Sagesse 13, 1-9).

Bref, c'est bien la raison d'être de l'homme elle-même, ce pour quoi il existe et qui fera son éternel bonheur, qui se trouvent réduits à rien si l'univers, en sa totalité comme en chacun de ses éléments, en sa marche, en ses lois, en l'harmonieuse complémentarité de tous ses éléments, n'est plus reconnu comme l'œuvre, à chaque instant, de Dieu tout-puissant, sage, bon, qui lui donne d'exister, et si, au lieu de cela, il est regardé comme une machine complexe dont on se contente d'établir le descriptif et le mode de fonctionnement.

On ignore trop souvent qu'il existe un livre inspiré dans lequel nous est clairement révélé ce que les hommes feront éternellement dans la Cité céleste, et qui est leur raison d'être et leur bonheur. Ce livre est l'Apocalypse (d'un mot grec qui signifie "révélation"). Saint Jean, qui en est l'auteur, a vu (nous insistons sur ce terme, car il s'agit bien d'une mystérieuse vision qui lui a été donnée par Dieu) ce qui se passait dans le ciel, et le rapporte. Or, qu'a-t-il vu? La multitude des vivants entourant le trône de Dieu, et ne cessant de répéter jour et nuit: "Saint, Saint, Saint, Seigneur Dieu et Maître de tout, Il était, Il est et Il vient". Ces vivants lancent leurs couronnes devant le trône en disant: "Tu es digne, o notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la Gloire, l'honneur et la puissance, car c'est Toi qui créas l'univers; par ta volanté il n'était pas et fut créé". La vision se poursuit, et Jean entend la voix d'une multitude d'anges, et de toute créature, dans le ciel et sur la terre, sous la terre et sur la mer, chan-ter un cantique nouveau à l'Agneau immolé, c'est-à-dire au Christ: "car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu au prix de ton sang, des hommes de toutes races, langues, peuples et nations; tu as fait d'eux pour notre Dieu une royauté de prêtres, régnant sur la terre" (Apocalypse 4).

Retenons donc la place de tout premier plan, essentielle, que tient le culte d'adoration et de louange rendu à Dieu comme Créateur, dans la vie que tout être humain (mais aussi tout ange) est appelé à mener durant l'éternité, dans l'exultation, l'émerveillement, l'action de grâces et l'amour. Le progrès dans la connaissance scientifique de l'univers ne doit pas faire oublier à l'homme ce qui est sa vocation éternelle et qui fera éternellement son bonheur. C'est en s'adonnant déjà ici-bas, avec tous ses frères, à la louange du Dieu Créateur et du Christ Rédempteur, que l'homme se prépare le mieux à la vie éternelle et trouve le plus sûrement sa plénitude et son bonheur.

(Extrait de Création et Rédemption, pp. 84-87)

Ceshe 1999 -